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L'époque d'Ariane - autre essai de portrait.
La première fois que l'on s'est rencontré..... Tu te rappelles ce banc dans le long parc qui bordait notre allée ? Seize pas tout droit, depuis l'entrée jusqu'au premier petit carrefour ovale. Cette première étendue trop vaste pour que ma vision, enfin si on peut dire, puisse entièrement l'englober, qu'on a pu si souvent s'amuser à traverser en tournant à vive allure l'un et l'autre. Cent-vingt-sept pas à gauche, entre les deux plate-bandes de gazon vert délimitées par de petites arcades de métal. Puis treize sur la droite, pour passer dans l'ombre du grand arbre, un quart de tour et trois pas, avant de pouvoir effleurer du bout du genou les bords rugueux du banc de pierre. S'y assoir, encore aujourd'hui est pourtant une bien autre tâche : entre les mousses humides qui prospèrent et qu'il faut dénicher en tâtant pas à pas la surface du banc, et l'érosion successive due aux gens, à la pluie, au vent ou même à la grêle, aux aléas de la vie en quelque sorte. Alors debout devant ce banc c'est la première fois que nous nous sommes rencontrés, je ne t'avais pas vu venir et pour cause, mais je me rappelle encore de la soudaine sensation d'intrusion. Nous étions tout deux, et comme habituellement, dans notre bulle : sons, pensées, rythmes. A l'écoute des gens sans les voir. Je me rappelle ce bruit, l'odeur et puis les aboiements des chiens : "Oups, pardonnez moi monsieur, je ne vous avais pas vu, je ne vous avais pas entendu". Malhabile premier contact... pourtant répété, jours après jours. Pourquoi revenir encore devant ce banc me diras-tu ? Le simple souvenir du début des choses ne saurait de toute manière reparaitre pour transfigurer l'état de notre univers actuel. Après tout, n'avons-nous pas franchi les étapes de l'improbable et de l'irrémédiable il y a longtemps ? Après cet première approche et toute les suivantes, nous avions effectivement finis par nous installer, tous les cinq. Le petit habitat qui nous servait de maison était incessamment animé, le son de la vie, des deux chiens, la notre, et celle d'Ariane. Ses petites attention et sa discrète manière de s'effacer. On eut pu d'ailleurs croire qu'elle vivait par procuration Ariane, dans une sorte d’inévitable bovarysme auquel nous l'avions astreinte, j'imagine. Trois êtres, un ménage et cette présence animale constante en support dans un grand ensemble indissociable. Alors pourquoi retourner sur ce banc ? Pourquoi attendre , encore, ce qui n'arrivera jamais ? Pourquoi y retourner ? Pour penser, pour rire, parce que pour rire il faut encore être deux. Pour réfléchir, pour échapper au silence que les années ont établi. Tu te souviens de nos premières expériences ? Le premier baiser ? Devant l'épicerie, nous avions à peine fini nos première courses communes. Je me souviens encore du coup de coude que tu avais accidentellement envoyé dans mes lunettes, des essais qu'il avait fallut faire avant d'atteindre nos bouches, dans une expression de la tendresse la plus maladroite. Je me souviens encore de nos glissades sur les feuilles oubliés dans nos tours continus du parc...ah... L'odeur de l'automne menace encore aujourd'hui, le corps frêle que je recroqueville sur ce petit banc, ce petit bout du monde.
Pourquoi revenir ? Pourquoi ce banc me diras-tu ? Parce que c'était notre première rencontre, serait la première chose que je te dirais. Parce qu'aujourd'hui, sans toi, ma tendre femme, sans Ariane car un homme seul n'a pas les moyens de payer du personnel, sans Max et sans Margie, nos chiens que nous avions enterrés ensemble, sans mon excroissance à rayures rouges et blanches... c'est surement le dernier endroit que je connaisse, et dans lequel je puisse décemment me rendre. Je n'ai plus l'espoir d'explorer le monde avec mes yeux qui n'ont jamais rien vu. Alors rappelles toi, Seize pas tout droit, cent-vingt-sept à gauche entre les deux plate-bandes de gazon, puis treize à droite pour se glisser dans l'ombre du grand arbre, un quart de tour et trois pas pour caresser du genou les bord du grand banc de pierre, sur lequel je repose entre les mousses.
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